BACKGROUND
20 Décembre 2008.
Cher journal,
Je n'arrive pas à croire que je suis en train de commencer un journal intime. Sérieusement. Ça ne me ressemble pas du tout. Et puis c'est assez ironique. Récemment, je ne sais plus du tout qui je suis. Et là, à 4h du matin, je prétend pouvoir coucher ma quintessence sur le papier. Peut-être que mon grand projet en écrivant est d'enfin trouver une réponse à cette fameuse question existentielle à la con: Qui suis-je? C'est ambitieux, certes, mais je n'ai pas grand chose à perdre. Un cahier et un stylo, c'est carrément moins cher qu'un psy. Et puis, soit dit en passant, disons que je ne suis pas la meilleure amie des psys. Enfin bref, ce détail sera pour plus tard. Commençons par le plus simple. Je m'appelle Sarah Taylor, Sarah Milana Taylor, j'ai 21 ans et je suis étudiante à l'Université de Chicago.
02 Août 1986.
| - Matthew, я беременная - ... C'est formidable chérie. | |
Matthew comprenait très bien le russe, mais il se refusait à le parler avec son interlocutrice. Pour lui, ce serait comme pénétrer dans l'intimité, dans l'identité de celle qui n'était à cette heure ci qu'une conquête. L'ironie du sort, c'est que quelques années plus tard, ce coureur de jupon allait devenir Maître Taylor, homme respectable, père admirable et mari dévoué de ce mannequin moscovite avec qui il s'octroyait régulièrement quelques nuits de plaisir depuis trois mois. Sarah n'eut bien évidemment jamais vent des détails de cette anecdote, même si elle s'est toujours douté que l'ambiance de la rencontre de ses parents et de l'histoire de sa conception n'avait rien à voir avec le romantisme des aventures des amants de Vérone. Au moins, Matthew Taylor avait eu le courage de ne pas s'enfuir en courant et de prendre ses responsabilités. Depuis cette entrevue dans les bas quartiers de Moscou, les deux tourtereaux ont emménagé dans une ville de la banlieue de Washington et ont appris à s'aimer, ou à s'attacher du moins. Ils ont même fait un nouvel enfant pour sceller leur union.
20 Décembre 2008.
Peut-être ais-je oublié de préciser que j'étais métisse. Ma mère est russe et mon père est franco-américain. Un sacré cocktail. C'est très bénéfique génétiquement parlant, parait-il. Bref, je n'ai rien de bien intéressant à écrire concernant ma petite enfance. Une vie rangée, plutôt heureuse, dans un milieu socio-culturel plutôt élevé. Une existence calme et sans heurt. Jusqu'à mes neuf ans. C'est à cette époque qu'il est apparu. Je parle bien évidemment de mon don.. enfin, de ma malédiction devrais-je dire. C'est à partir de ce moment que tout a commencé à dégénérer. Il paraît que tout ce qui ne tue pas rend plus fort. Mais c'est ce qu'on dit pour se consoler d'avoir vécu des moments difficiles. On ne devient pas plus fort, on ne fait que s'ensevelir sous des carapaces toutes plus épaisses les unes que les autres. On se protège, mais on reste toujours aussi vulnérable.
11 mai 2000.
| - Sarah, comment expliques-tu ton comportement? Est-ce que tu entends des voix? Est-ce que tu te sens comme .. possédée par le démon?
- Mais non! Mais.. Je sais pas ce qu'il m'arrive madame! C'est tout le temps comme ça. Quand quelqu'un pleure, je pleure. Quand quelqu'un rit, je ris. C'est ma vie, je suis née avec ce fardeau. Et depuis que je suis en face de vous, j'ai une irrésistible envie de mettre une main au cul de votre interne.
- Tu... Je ne... Sarah, en société, il y a ce qu'on appelle des codes de bienséance qui..
- Non mais sérieusement, si vous avez des putain de pilules qui pourraient rendre ma vie un peu moins bordélique, je suis preneuse! Mais arrêtez de me prendre pour une conne hystérique, je ne suis pas folle.
- Je n'ai jamais insinué une telle chose, Sarah.. | |
Bien sûr qu'elle l'avait insinué. Tout comme les dizaines de psy qui l'avaient précédée, et les dizaines qui allaient la suivre. Sarah fixait la psychiatre, bouillonnante, tentant vainement de retenir les larmes qui avaient déjà quitté ses glandes lacrymales. Elle regrettait à chaque fois d'en avoir trop dit. Elle aurait dû rester stoïque, fière, et mentir. Sarah savait pertinemment que son discours serait interprété comme troublant, voire carrément inquiétant. D'autant plus qu'il sortait de la bouche d'une gamine de 13 ans. Il y avait en effet un contraste saisissant entre son âge et sa maturité. Elle n'était plus une gamine. Cela faisait plusieurs mois qu'elle avait coupé le cordon avec ses parents, qu'elle ne leur faisait plus aucune confiance, qu'elle les craignait et qu'elle vivait dans la peur de finir assommée de calmants, dans une institution psychiatrique. Infantilisée, privée de sa liberté. Cette crainte omniprésente ne la quittait pas, et l'empêchait de vivre comme une adolescente normale. Et elle allait la suivre jusqu'à son départ du domicile familial.
20 Décembre 2008.
Me remémorer cette époque de ma vie est un exercice extrêmement ardu. J'ai l'impression qu'un filtre mental recouvre ces 6 années de mon existence et atténue toutes mes réminiscences émotionnelles, et ce flou sentimental, cette apathie contraste tellement avec ce que je ressens au quotidien que c'en est presque frustrant. Toutefois, je conçois que cela soit une question de survie. Le condensé de ces années est une plaie ouverte, qui ne trompe l'assistance que grâce à quelques sutures hasardeuses. Deux coups de ciseaux, le fil cède, et tout part en vrille. Moi avec. Alors peut-être que c'est mieux ainsi.
17 Septembre 2006.
| - Alors, prête pour le grand jour? J'ai tellement hâte.. Enfin, je suis sûre que tu le sens d'ici avec ton super radar à émotions qui te sert de sixième sens..
- Qu'est-ce que tu racontes? C'est pas bien de boire de si bonne heure Alma!
- Je sais tout Sarah.. moi aussi j'ai des .. "capacités psychiques". | |
Sarah fixa sa voisine de chambre, abasourdie et intriguée à la fois. S'en suivit une longue discussion, de nombreux tests, et la naissance d'une belle amitié. Mais ça, ce sera pour plus tard. Pour le moment, la jeune femme tombait des nues. Elle était partagée entre le soulagement d'avoir mis des mots sur ce qui lui gâchait la vie depuis si longtemps et de pouvoir partager ses états d'âme avec quelqu'un, et l'angoisse d'avoir véritablement affaire à un don hors du commun, pour lequel il n'existait aucun traitement, et qui allait probablement faire partie du restant de sa vie. De plus, l'empathie ne lui donnerait aucune crédibilité publique. Elle allait devoir le cacher aux autres et vivre dans le secret. La peur d'être séquestrée pour faire l'objet d'expériences scientifiques s'était substituée à la peur d'être enfermée dans un asile psychiatrique. Mais substantiellement, cela restait de la peur.
20 Décembre 2008.
Mon entrée à l'université a marqué le début de mon indépendance officielle. J'ai quitté le domicile familial en me brouillant avec mes parents, sans jamais regarder en arrière. Certes, ce sont eux qui me payent mes frais d'inscription. Mais ce lien financier est le seul qui me rattache à eux. A Chicago, je me suis constituée une nouvelle famille. Et j'ai enfin pu penser à moi, et à mon avenir. J'ai la chance d'être globalement heureuse, intelligente et en bonne santé, et j'ai toujours eu l'ambition de mettre cette chance à profit et d'aider les autres. C'est seulement à cette époque que j'ai sérieusement pensé à devenir médecin. Cependant, je me suis immédiatement refusée d'envisager une telle carrière avant d'avoir réglé mon problème de pouvoir. Il fallait que je trouve le bouton off. Cette quête de quiétude et de contrôle m'a animée pendant toute cette époque, et continue encore à occuper une partie certes moins importante mais non négligeable de mon temps. J'ai tenté de nombreuses méthodes, consulté une spécialiste, mais rien n'y a jamais fait. J'ai l'impression que ce "pouvoir" ne m'appartient pas et qu'il prend un plaisir malsain à régir ma vie depuis l'extérieur. Cette sensation d'héberger en soi quelque chose d'étranger et le dégout que cela suscitait chez moi m'ont obnubilée pendant longtemps. Cependant, désormais, ce n'est plus que le cadet de mes soucis.
09 Décembre 2008.
| - Sérieusement, t'as une tête atroce. On dirait une SDF des bas quartiers de Vilnius qui a un peu trop abusé de la vodka.
- Merci beaucoup pour le compliment Tom. Et pour ta culture, je suis d'origine russe, pas lituanienne. Pour te faire pardonner de cette grossière erreur, t'es obligé de m'offrir un verre. | |
Sarah, affalée sur le comptoir en bois du Woodlawn Tap, regarda le jet de vodka se verser avec majesté dans son verre dont le fond était encore humide. Ses lèvres maquillées et qui égayaient le teint blafard de son visage esquissaient un demi-sourire, tandis que son regard presque vide se perdait à travers le fluide. 32 heures. Cela faisait 32 heures qu'elle n'avait pas fermé l'œil. A ce niveau, elle ne comptait plus. Ce n'était pas une insomnie. Au contraire, la jeune femme luttait pour s'empêcher de s'endormir. Sarah posa la tête contre le bois verni et se mit à rire doucement en regardant Thomas.
20 Décembre 2008.
Je n'ai jamais rêvé de cette manière. C'est comme si mon pouvoir s'invitait dans mon sommeil. Je ressens tout, et c'est effrayant. Pourtant, je n'arrive pas à me rappeler des détails de mes rêves. Seuls quelques visages me reviennent, accompagnés de l'écho d'émotions intenses et chaotiques. Toutes les nuits, je me réveille les surrénales vides, et au bord de la crise cardiaque. Avant, je m'empêchais de dormir. Maintenant, il faut que je trouve le sommeil et que je me rappelle de ce qui hante mes nuits. Il faut que je comprenne. C'est primordial. Sinon, je crois que je ne vais pas tarder à devenir... Non, sérieusement. Ce journal, l'introspection, l'auto-psychanalyse.. c'est une idée stupide. Je me relis, et je réalise à quelle point je suis conne, parano et .. conne. Thomas a raison: ces derniers temps, je suis une loque. J'ai perdu dix kilos, et j'ai une tête de déterrée. Rien de bien étonnant: Je ne mange plus, je ne m'accorde aucun répit, ma seule nourriture est mon obsession, et ma vodka. Je m'enferme dans une spirale d'auto-destruction et je risque d'entraîner tous mes proches avec moi si je continue. Alors ça suffit. Je vais poser ce stylo, afficher un magnifique sourire sur mon visage, brûler ce journal à la con et aller à l'université.